Piété populaire : Le noël provencal

"Dix jours avant Noël"

Joseph d’Ortigue, 15 décembre 1859.

Nous voilà, dans dix jours, aux fêtes de Noël, ces fêtes qui passent, hélas ! inaperçues à Paris, mais qui font battre le cœur de tout Franc-Comtois, de tout Bourguignon, de tout Languedocien et de tout Provençal. Dans dix jours, il n'y aura pas un cœur chrétien qui ne s'écrie : Parvulus natus est nobis ! Et il n'y aura pas une famille qui ne se réjouisse comme si, en effet, il lui était venu un nouveau-né, un petit enfant, un sauveur ! Heureuses et charmantes fêtes où éclate une allégresse si naïve, où les chants des noëls, essayés d'abord autour du foyer, sont continués ensuite à l'église; où l'histoire de la Crèche, représentée à l'église dans une chapelle ad hoc, est reproduite dans chaque foyer ! C'est la fête des enfants : parvulus natus est nobis ; c'est la fête des adolescents, des pères, des mères, des vieillards. Vous figurez-vous cet aïeul aux cheveux blancs, prêt à dire peut-être son Nunc dimittis, qui, la veille et le jour de Noël, élargit sa table pour y réunir tous ses enfants, tous ses parents dispersés, dans la pensée de resserrer, entre les membres épars d'une même famille, les liens de la parenté et de l'amitié fraternelle toujours un peu relâchés par la séparation et l'absence ; il juge des contestations avec une indulgente équité; il obtient des réparations, des réconciliations de ceux qui avaient contristé sa vieillesse par leurs dissensions, leurs jalousies et leurs rancunes.

Nous ne voulons pas, certes, dénigrer les noëls des autres contrées ; nous savons reconnaître leur caractère, leur genre de naïveté ; mais laissez-nous vous dire que les noëls de la Provence, particulièrement ceux de Saboly, sont inimitables sous le double rapport des paroles et de la musique. Le noël provençal est d'une allure franche et vive ; tantôt touchant et tantôt joyeux, il mêle souvent l'un et l'autre, témoin ce beau noël des Boumian, de Puech, contemporain de Saboly, où le pathétique le dispute à la gaieté, et que l'on ne peut chanter sans rire et sans pleurer. Grave et sentencieux avec l'aïeule; doux, tendre, sensible avec la mère ; candide et naïf avec l'enfant ; espiègle et malin avec la jeunesse alerte et pétulante, le noël provençal se met au diapason de tous les âges, se prête à toutes les nuances de caractères. C'est la légende vivante du foyer. Bethleem ! il n'est pas besoin de courir en Terre Sainte. Bethleem ! il est là à deux pas : au tournant de la rue, à l'angle du chemin ; c'est tout simplement l'étable de maître Jacques ou de maître Nicolas. Seulement il a fallu faire de maître Nicolas ou de maître Jacques un bourru exemplaire, et le plus inhospitalier des humains, pour qu'il ait eu la dureté de reléguer dans une méchante étable, ouverte à tous les vents, et où pénètrent la neige et le givre, la pauvre sainte famille implorant par pitié un asile pour la nuit.

Vous lougearaï per carita
Dins un pichot marrit estable.

Tant pis, ma foi ! pour le maître Jacques ou pour le maître Nicolas de l'endroit, si le portrait est ressemblant. Le noël provençal se met peu en peine de l'exactitude historique. Il n'a nul souci non plus de la couleur locale et de l'anachronisme. A ses yeux, la naissance du Sauveur des hommes est un fait contemporain qui se renouvelle chaque année. Il inaugure dans nos campagnes la vie du coin du feu pendant les longues soirées d'hiver. Il est toujours reçu avec les mêmes chants de joie, les mêmes élans de foi. Les enfants grandissent, deviennent hommes, puis vieillards, puis disparaissent ; le mystère seul ne vieillit pas. Quant à la couleur locale, vous l'avez, pour peu que vous y teniez, dans le Rocher ou les Cantons d'Avignon, la plaine du Comtat, ou ce coteau du Luberon couvert de neige. Le drame se passe dans l'intérieur de chaque famille; tous prennent un rôle, le grand-père, la grand'mère, les époux, l'enfant, la jeune fille, et jusqu'aux animaux domestiques qui ornent ou gardent le logis. Que tout à coup, au milieu de cette famille assemblée, retentisse la bonne nouvelle, que la cloche de la paroisse ou de l'hermitage sonne le grand jour de Noël, cette cloche n'est plus une cloche, c'est la voix de l'ange qui crie Hosanna dans les cieux ! Un ange a fa la crido ! et aussitôt la fiction commence, et tous, grands et petits, se prêtent à cette fiction, et la foi en fait une réalité, une réalité douce et riante. Allons ! il faut aller à la Crèche. Toi, prends ton bâton ferré; toi, mets tes gros sabots ; toi, gros Gervais, endosse ta camisole. Et les voilà partis, distribuant les lazzi à ceux qui restent en arrière, qui se laissent choir sur la glace, ou qui soufflent dans leurs doigts.

Chemin faisant, on rencontre une bande de bohémiens, diseurs de bonne aventure, qui vont donner la bonne fortune à l'enfant Jésus, et, regardant les lignes de la main, lui prédisent le Calvaire. On voit aussi le Diable qui porte les cornes basses, qui a les « ailes d'un hanneton, » allant cacher sa honte dans les « PaysBas. »

Cependant chacun apporte des présents, du miel, des œufs, de la farine, du nougat, des gâteaux pour la Jacen ; on trouve à la Crèche trois bons chasseurs au filet, qu'on a déjà aperçus descendant de la côte; ils viennent faire hommage à l'Enfant des oiseaux qu'ils ont pris, et voilà ces oiseaux jasant, babillant et disant en leur patois, selon les mœurs de leur espèce, tout ce que leur inspire la vue de leur Créateur, qui, pouvant naître dans un palais, a voulu voir le jour sur la paille entre un bœuf et un âne. Je vous le dis en vérité, le noël provençal est le tableau des mœurs patriarcales de nos habitants du Midi.

Il est, comme dit notre ami l'abbé Arnaud, dans le bel et savant article Noël, dont il a enrichi notre Dictionnaire de plain-chant et de musique d'Église, il est devenu d'autant plus cher à nos populations, « qu'elles voyaient s'y réfléchir leur propre image sous les divers aspects de la vie commune. » C'est là ce noël provençal qui, à certains égards, est le noël des autres contrées, mais qui sent plus son terroir que tout autre, qui a ses franches coudées dans son allure méridionale et semi-italienne, qui a son cachet particulier de sensibilité, de pathétique, de grâce, d'enjouement, de finesse, de cette finesse qui est dans le ton, dans l'accent, dans un je ne sais quoi de local qui se dérobe à l'analyse ; c'est là ce noël qui, alors même qu'il s'émancipe jusqu'à la raillerie, montre toujours la foi vivace, inébranlable et dominante sur le tout. « On a remarqué dès longtemps, dit d'une manière charmante M. de Sainte-Beuve, cette gaieté particulière aux pays catholiques ; ce sont des enfants qui, sur le giron de leur mère, lui font toutes sortes de niches et prennent leurs aises. »

Mais, gardez-vous-en bien, ne traduisez pas le noël provençal de la chose la plus vive, la plus légère et la plus exquise, vous feriez la chose la plus lourde et la plus plate. Il n'est pas plus possible de le traduire qu'il n'est possible de traduire les Fables de La Fontaine.

J'ai dit que la physionomie du noël provençal est semi-italienne ; il y a de l'italien aussi dans la musique. Oui, considéré sous le rapport musical, le noël provençal est italien, parce que l'école musicale avignonaise nous vient d'Italie. M. F. Séguin, d'Avignon, à qui l'on doit le Recueil complet des Noëls de Saboly, avec les airs notés pour la première fois, et recueillis d'après d'anciens manuscrits, a mis en pleine lumière ce fait important d'histoire musicale dans la belle et curieuse introduction de l'ouvrage dont je parle et que je m'empresse de recommander aux organistes, aux maîtres de chapelle, comme aux érudits et aux archéologues. Mais M. F. Séguin serait le premier à m'accuser d'injustice, si je ne citais à côté de son nom le nom de M. Paul Achard, le savant archiviste du département de Vaucluse, qui s'est livré, sur cet intéressant sujet, aux recherches les plus minutieuses, si bien que M. Séguin lui-même n'a pu mieux faire que de reproduire dans son Introduction le mémoire de M. Achard. La conséquence la plus nette à tirer de tout cela, c'est que, tandis que, « sous le règne de Louis XIII, c'est M. Fétis qui le dit, l'art d'écrire était déjà presque entièrement perdu dans la musique d'église, » et que, « quant à la musique dramatique, elle n'existait pas au temps de Louis XIII, ni même sous la minorité de Louis XIV ', » l'école avignonaise, fidèle aux traditions de la Chapelle Papale, brillait d'un vif éclat. Encore un coup, lisez et méditez l'Introduction des Noëls de Saboly de M. Séguin, et ce fait vous apparaîtra dans toute son évidence.

Tout léger, gai et badin que soit parfois le noël provençal, il a eu l'Église pour berceau.

L'Église a ses temps de réjouissance, et, en bonne mère, elle aime à voir ses enfants partager son allégresse. En laissant les petits venir à elle (Sinite parvulos venire ad me), elle ne leur interdisait pas les jeux et les ris innocents. C'est ce qu'autrefois on comprenait à merveille. En 1699, vingt-quatre ans après la mort de Saboly, l'imprimeur Michel Chastel publia une nouvelle édition des Noëls de celui qu'il nommait « le bon faiseur en cette matière. » Or, voici comment il s'exprime dans l'Avertissement de cette édition : « J'ay creu que ie deuois m'accomoder à l'intention de l'autheur de ces petits ouvrages, et donner indistinctement au public tout ce qu'il auoit fait pour le resiouïr à l'occasion de la naissance du Sauueur. » A Dieu ne plaise que nous voyions disparaître de l'Église ce vieil usage de se resiouïr en jouant et chantant des noëls pendant la quarantaine de la Nativité. « Vous avez bien raison de dire, nous écrivait M. Séguin, à la date du 1er décembre, qu'il est important de ne pas négliger ces anciennes traditions populaires; c'est le culte du souvenir, c'est l'esprit catholique. Dans les arts, comme en politique, comme en religion, renier le passé, c'est marcher à la décadence et à la barbarie. » Voilà comme s'exprime le vrai catholique, et voici comme s'exprime aussi un écrivain célèbre qui n'est pas catholique, malheureusement, mais qui est poête, et qui doit à son âme poétique d'avoir aspiré quelquefois de bonnes bouffées de catholicisme : « Il y avait alors dans l'Église, dit M. Michelet, un merveilleux génie dramatique, plein de hardiesse et de bonhomie, souvent empreint d'une puérilité touchante.... Elle (l'Église), quelquefois aussi, se faisait petite; la grande, la docte, l'éternelle, elle bégayait avec son enfant; elle lui traduisait l'ineffable en puériles légendes.»

Admirable et vrai dans le fond, et tout à la fois délicieux dans la forme !

15 décembre 1859.

Saint François Xavier - crèche provencale - La crèche aux mille santons

Saint François Xavier - crèche provencale - La crèche aux mille santons

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