D'un chant de ruines (le son et le sens)...

par Alain Mabit

« Jésus, reviens, Jé-ésus, reviens ! » braillait, hilare et hilarant, Patrick Bouchitey, transformé en « curé-moderne-avec-guitare » par la malice corrosive d'Étienne Chatiliez dans son film « La vie est un long fleuve tranquille. ». Cette comédie, point si simplette d'ailleurs, n'ayant d'autre but qu'une distraction de bon aloi, l'épisode en question a été vite résumé à la franche rigolade qu'il suscite à juste titre, sans que quiconque, dans la frange de population ainsi portraiturée, ne prenne la peine d'analyser ce signal de la société civile, ni donc ne s' avise qu'il pointait, dans la caricaturale stupidité de cette chanson, une lézarde extraordinairement contre-productive de la communication catholique post-conciliaire. Dit beaucoup moins courtoisement par plusieurs amis non catholiques, après qu'ils eussent subi, lors d'obligations sociales (en général des mariages ou des communions solennelles), une hymnologie pseudo pop particulièrement disgraciée : « Quand on entend ce qui sort des églises, on n'a pas très envie d'y entrer ! ».

Certes ! Pourquoi ?

Quand Vatican II a prôné la participation des assemblées par le chant, il n'a nullement indiqué que les référents stylistiques du chant d'assemblée devaient se modeler sur les musiques de variétés de consommation courante. Il a, au contraire, rappelé avec insistance l'exigence de grande qualité artistique qui doit le caractériser. Ainsi lit-on dans l'instruction Musicam sacram : « On entend par musique sacrée celle qui, étant créée pour la célébration du culte divin, possède les qualités de sainteté et d'excellence des formes. » Était reprise là une injonction du Motu proprio Tra le sollecitudini de S.Pie X: « La musique sacrée...doit être sainte, et par suite exclure tout ce qui la rend profane. Elle doit être un art véritable; s'il en était autrement, elle ne pourrait avoir sur l'esprit des auditeurs l'influence heureuse que l'Église entend exercer en l'admettant dans sa liturgie. »

Exclure tout ce qui la rend profane...

On en est souvent bien loin, à cause des effets pervers occasionnés par le dévoiement, dans un enchaînement de bonnes intentions, de quelques maillons décisionnels ravagés par une incompétence inconsciente, certes, mais funeste.

En premier lieu, la tentation somme toute logique, pour un curé de paroisse, de solliciter les laïcs, qui participent d'abord par le chant, et de leur déléguer au moins pouvoir de proposition (c'est démocratiquement sain), voire de choix (et là, la plus grande vigilance est de mise !) des cantiques. À quoi se surajoute une vraie contingence, et donc une véritable excuse : le fait que le manque de desservants surcharge de travail les prêtres en exercice, et qu'une délégation est toujours bonne à opérer, surtout s'agissant du chant, domaine d'intervention des délégataires. Sauf, et c'est souvent là que le bât blesse, qu'il faut pouvoir reprendre la main en cas de dérive, ne pas se laisser emprisonner dans la démagogie, ce qui suppose énergie et lucidité : dans bien des endroits, des décennies de laisser-aller sont devenues normes, et on comprend volontiers que le curé, gérant au quotidien des foules de problèmes qui lui paraissent autrement urgents, s'abandonne consensuellement au courant.

Quand il est en mesure de ressentir le problème, ce qui est souvent le cas, mais apparemment pas toujours! Je ne connais pas le contenu de la formation musicale dispensée dans les séminaires, mais, pour avoir fréquenté les églises depuis maintenant presque 50 ans, j'ai un peu le sentiment, en espérant me tromper, que la génération immédiatement post-conciliaire a été, sous le rapport de la culture musicale, sacrifiée...

J'ai évoqué l'impératif de lucidité car, et c'est le deuxième terme de cette chaîne de dérives, il faudrait, dans l'idéal, s'assurer de la compétence des délégataires: un chant comporte une musique (qu'on souhaite sacrée, donc avec un vrai potentiel artistique,voir ci-dessus), et un texte (qu'on souhaite tout aussi sacré, et donc poétiquement le plus soigné possible, car là aussi le sacré et l'artistique sont liés).

Relativement au texte, même si les auteurs se sont montrés parfois, ces cinquante dernières années, un peu erratiques dans la formulation littéraire et sur les contenus théologiques, la situation aurait plutôt, au moins quant à ces derniers, tendance à s'améliorer ces derniers temps ; par ailleurs, tout individu au terme d'un parcours scolaire normalement poursuivi peut raisonnablement prétendre en approcher la compréhension.

Il n'en va pas de même pour la musique, qui doit aussi être évaluée, et même en premier lieu, pour deux raisons concomitantes : un texte, si beau soit-il, sera toujours dissous par une musique médiocre, alors que l'inverse (je pourrais citer nombre de livrets d'opéra à l'appui de cette assertion) n'est pas vrai. La raison en est simple : la musique, comme forme, produit, en soi, du sens. Affirmer cela ne ressort pas d'une crispation corporatiste de musicien soucieux de la reconnaissance de sa discipline : c'est tout simplement prendre en compte les enseignements des sciences de la forme (la linguistique, la sémiologie, l'anthropologie structurale), tels qu'on peut les trouver librement dans l'espace public depuis une bonne cinquantaine d'années. À lire Lévi-Strauss, Barthes, Saussure, Foucault et quelques autres, on comprend vite que la forme enseigne autant que le fond. Prétendre n'avoir cure de la musique tout en s'en servant ressort d'une logique pour le moins énigmatique, et prétendre évaluer un chant sans s'occuper de son support sonore est un pur et simple déni de réalité. Socialement confortable, au demeurant : cette attitude s'inscrit dans la tradition de désinvolture ou de muflerie usuelle des sociétés latines quant aux choses de l'art : celles-ci ne ressortant pas, en apparence, de la noblesse des disciplines du conceptuel, elles sont appréhendées comme suffisamment épiphénoménales pour que tout un chacun s'y croie, éventuellement sans la moindre compétence, autorisé à dispenser avis et préconisations. (On frémit en envisageant la transposition de cette attitude à la médecine, aux mathématiques...ou à la théologie !).

Et là, plus question d'« exclure tout ce qui la rend profane », bien au contraire et pour une raison simple : en situation de choix, le naturel, pour l'homme comme pour la souris de laboratoire, est de rechercher le connu, l'habituel, le confort de repères éprouvés, donc, regardant cet article, l'esthétique du flux musical (variété, éventuellement faisandée, voire muzak (1)) populiste dominant, en tant qu'il représente la culture, au sens sociologique du terme, la plus répandue. Il n'y a là de ma part qu'un constat désabusé certes, mais sans aucun mépris, les récipiendaires (les victimes...) n'ayant la plupart du temps pas, faute d'une formation adaptée, la possibilité culturelle du choix, et n'articulant donc, rapporté au chant liturgique, que des justifications démagogiques prévisibles : « Les jeunes aiment ça.... » (d'ailleurs pas tous, si je puis, ès qualités, me le permettre...) « et déserteraient la messe si on les en privait. ». Outre le déplaisant parfum de chantage de cette réaction, est pointée là une dérive lourde de funeste effets, qui induit des locuteurs dépourvus d'outils d'évaluation plus pertinents à hypertrophier la part de l'affectif, de l'émotionnel. Gide a observé qu'« On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ! ». Cette remarque conserve pleine validité transposée à la musique en général, et au chant liturgique en particulier.

Cette dérive démagogique instille dans les célébrations d'aveuglantes contradictions : l'espace-temps du culte n'a rien de quotidien : la qualité architecturale de nombre d'églises, les ornements sacerdotaux, la structuration de l'espace par les évolutions des desservants, l'usage de l'encens, le fleurissement même, ressortent d'une réflexion et de stratégies esthétiques visant la médiatisation d'une symbolique riche et élaborée, sans parler de la qualité et de la richesse des textes. Le chant doit s'inscrire dans cette cohérence, et non l'avilir par des référents stylistiques disgraciés qui agissent comme des pustules de vulgarité dans l'économie générale du culte. Je refuse de comprendre pourquoi l'on pourrait articuler une réflexion esthétique sur tout, sauf sur le chant, et pourquoi ce dernier ne devrait référer qu'au quotidien, alors que tous les autres paramètres de la célébration s'en abstiennent pour approcher une autre réalité !

D'autant que les référents stylistiques véhiculés par cette culture renvoient au système qu'elle traduit et dont elle est l'émanation, à savoir une société de la marchandisation libérale généralisée, et renvoient donc, ipso facto, à la décérébration induite par ses nécessités de fonctionnement, et à l'obscurantisme structurel du système qui, pour formater des consommateurs, inhibe l'analyse de ses contradictions par la mise en avant d'une idéologie de la répétition et du divertissement. Là aussi, les travaux de Baudrillard et de Bourdieu (ceux, en particulier, ayant trait à la violence symbolique des stylistiques) sont riches d'analyses suffisamment brillantes et percutantes pour que je me contente d'y renvoyer mon lecteur. Rapporté au chant, si celui-ci, par sa répétitivité, la pauvreté de sa mélodie, l'indigence de son harmonisation, prend à tâche de « vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola », pour reprendre la formulation percutante et cynique d'un ancien PDG de TF1, le message, quelle que soit la qualité du texte, sera impitoyablement anéanti. Pas plus qu'il y a deux-mille ans, ces marchands-là n'ont à faire au temple !... Une célébration devrait être un lieu de libération, et non de renvoi des fidèles à leur aliénation culturelle ! (2)

Cette « invasion barbare » trouve au stade de la production le troisième relais de cette chaîne de démissions. La vie du système exige la massification de l'offre et de la demande, donc l'obsolescence rapide et programmée des produits, donc, économiquement parlant, leur indispensable mauvaise qualité. Ainsi, dans le champ de la création hymnologique, à un certain type de demande formatée par les impératifs ci-dessus dénoncés, répond une offre proliférante, prise en charge par de mauvais amateurs qui peuvent se permettre l'incompétence, et ne s'en privent pas, leurs productions étant vouées à une obsolescence rapide : qui se souvient aujourd'hui (et heureusement !) de « C'est Toi, Seigneur, notre joie ! », de « Les mains ouvertes. » ou autre « Allez-vous en sur les places », « Nous avons vu les pas de notre Dieu », etc, ad nauseam, entre des centaines d'exemples ! Combien ai-je entendu, à mes oreilles et mes neurones défendant, d'accents mal placés ou mal hiérarchisés, de prosodies erratiques aux diérèses ou aux synérèses désinvoltes (l'élan de la création, probablement !), de mélodies banales et/ou mal conduites, d'harmonisations maladroites, de syncopes rythmiques inchantables par une foule, etc... Tout cela d'ailleurs avec les meilleures intentions, la plus indéniable sincérité (« J'écris avec mon cœur ! » : les ravages de l'affectif, là encore !) ou les parrainages les plus surprenants, jusqu'au Saint-Esprit, convoqué sans en pouvoir mais !...

Incidemment d'ailleurs, et la dérive mercantile repointe là le bout du nez, quand tel ou tel de ces fossoyeurs revendique avec une candide ingénuité la production de plusieurs centaines de titres, à qui prétend-il faire accroire que les conséquences financières de cette massification de la production, en termes de droits d'auteur, sont sans incidence sur une prolificité aussi compulsive !...

La philippique ci-dessus dénonce des abus nombreux, mais qui ne représentent heureusement pas l'intégralité de la création hymnologique catholique contemporaine ; nombre de créateurs sont conscients que la musique est porteuse de spiritualité dans l'exacte mesure de sa qualité artistique, et ont le souci d'un artisanat solide.

« L'Église doit transformer le monde par la beauté. » proclamait le cardinal Ratzinger dans Célébrer la foi, et aussi « Être simple ne veut pas dire être au rabais. » Ou encore « Une Église qui ne fait plus que de la musique utilitaire donne dans l'inutilisable et devient elle-même inutilisable. Elle a une mission plus haute. Elle doit être, comme il est dit du Temple dans l'Ancien Testament, le lieu de la magnificence. » on ne saurait mieux définir les enjeux, et pointer l'urgente nécessité de circonvenir une hymnologie qui pollue les célébrations en crétinisant les fidèles au passage.

Il suffit de s'en donner les moyens, et les raisons d'espérer une résilience de la création hymnologique sont réelles et non négligeables. La promotion épiscopale des chants est depuis peu entre des mains compétentes. Ici et là, de plus en plus de fidèles ou de décideurs opèrent une réflexion critique sur les problèmes du chant . À preuve (et ce n'est pas la seule), une des plus récentes livraisons de la revue Caecilia, revue d'art et de musique sacrée du diocèse de Strasbourg, qui revient avec pertinence sur ce problème. Par ailleurs, le Guide pastoral « Musique et acteurs musicaux en liturgie », récemment paru sous les auspices du Service national de Pastorale liturgique et sacramentelle, donne aux paroisses tous les outils nécessaires et souhaitables pour le choix d'une hymnologie de qualité, en réaffirmant la nécessité d'un regard et d'une parole professionnels, souvent assumés par les organistes, qui ont en général une formation technique plus poussée, dans l'élaboration des programmes dominicaux (p.69 du Guide pastoral, in « Charte de l'organiste :
- Avec le chef de chœur : avec lui, il voit la programmation et décide des mises en œuvre.
- Avec l'équipe liturgique : il participe à ses réunions pour le choix du répertoire. »).

Il n'est que de s'y conformer, au prix d'un peu de pédagogie, d'un côté, et de bonne foi, de l'autre. Que les décideurs acceptent de se cultiver ou de se faire conseiller quand c'est nécessaire, et soient assez lucides et honnêtes pour ne pas excéder leur champ de compétences, et que les auteurs apprennent leur métier.

Faute de quoi : « Jésus, reviens, Jé-ésus, reviens »...

Alain Mabit

 

Alain Mabit fut professeur d'Écriture du XXème siècle au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et organiste titulaire du grand-orgue de l'Abbatiale Saint-Étienne de Caen.

 

  1. Muzak: musique d'ambiance aseptisée diffusée dans certains lieux publics: ascenseurs, aéroports, galeries commerciales...
  2. Cela ne concerne d'ailleurs pas que le monde catholique, et il y aurait beaucoup à dire sur l'infiltration de cette idéologie dans d'autres espaces; on pourrait par exemple épiloguer, au niveau de l' Éducation Nationale, sur la dilution des enjeux de disciplines comme l'histoire ou l'éducation musicale lors de la refonte de leurs programmes...

Ci-dessus la version pdf pour l'imprimer et le faire lire autour de vous.

D'un chant de ruines (le son et le sens)...
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :