1 Octobre 2013
par Alain Mabit
L'hymnologie catholique témoigne en France, depuis Vatican II, d'une diversification stylistique sans précédent, au prix, parfois, de certaines dérives. Or, pour avoir à maintes reprises échangé, ces quarante dernières années, avec des animateurs, des responsables de chorales liturgiques, des choristes, des prêtres, tous gens de foi, honnêtes avec eux-mêmes et des mieux intentionnés, je me suis aperçu que le support musical du chant, sur quoi seul portera cette contribution, ma formation ne me donnant pas compétence pour me prononcer sur les paroles, n'était souvent pas, ou était mal, évalué.
Or, il doit l'être. Un cantique comporte, aussi, de la musique. Les paroles seules ne sauraient garantir sa légitimité, et l'on sait, le structuralisme et la théorie de l'information l'ont bien établi, que la forme enseigne autant que le fond. J.S.Bach, homme de foi s'il en était, a même pu, à plusieurs reprises, dérouter vers une cantate religieuse une aria d'origine profane. C'est dire que la musique, dans certaines conditions, porte en soi, en amont de tout verbal, une spiritualité.
Certes pas dans n'importe quelles conditions.
Cela vaut qu'on s'y arrête un moment.
A minima, la musique a pour caractéristique de permettre à l'homme de construire un rapport singulier au temps par l'élaboration d'une combinaison réfléchie de son et de silence. Que le temps soit le matériau premier de la musique n'est pas anodin : la conscience du temps, et donc, implicite, celle de sa propre finitude, est le propre de l'homme ; travailler le temps lui permet d'envisager et de dépasser l'inéluctabilité de cette finitude, ce que Mallarmé, parlant de la création, résumait en un très beau vers : « Ce peu profond ruisseau calomnié, la mort ! ». On comprend ipso facto pourquoi les religions, qui ont vocation particulière à prendre en charge cette problématique, impliquent la musique dans leurs célébrations.
Mais, pour susciter cette spiritualité, et l'exemple que j'ai évoqué le souligne à l'envi, il faut convoquer une dimension artistique, et mettre en jeu des savoirs, un artisanat, dont les ressorts sont parfaitement identifiés, et ne doivent rien à la subjectivité du goût, certes assez vite impliqué, mais dans un second temps. Cette contribution étant destinée à un lectorat généraliste, je ne peux m'étendre sur les nécessités les plus techniques de l'écriture d'une ligne vocale et de son harmonisation, mais peux m'arrêter sur un paramètre accessible à tous, et dont la maîtrise constitue un préalable sine quo non de toute tentative de création mélodique. Il s'agit de l'équilibre à observer entre répétitivité, prévisibilité, et renouvellement. Tout simplement, plus importante est la répétition, plus faible l'information, et plus indigent le résultat : la théorie de l'information nous apprend que la répétition tue l'information. C'est la traduction en termes d'esthétique d'une vérité bien connue de la neurologie : la première capacité du cerveau, c'est d'apprendre ; non stimulées, ses fonctions sont vite menacées d'atrophie.
J'illustrerai mon propos en examinant sous cet angle deux cantiques bien connus :
D'autant que les références existent : la situation n'est pas nouvelle; la question d'une hymnologie en langue vernaculaire s'est posée depuis longtemps, dès le XVIème siècle dans le monde protestant, donnant le jour à un répertoire d'une qualité artistique et d'un pragmatisme ergonomique inattaquables. Hors l'absence, pour d'évidentes raisons théologiques, d'hymnologie mariale, on pourrait importer en l'état les Psautiers huguenots des années 1560 dans notre répertoire, avec le plus grand profit. Quelques psaumes (Nous chanterons pour Toi, Seigneur en est un bon exemple) se sont d'ailleurs déjà infiltrés. Et puis, quand même, une part non négligeable de la production d'après Vatican II, est parfaitement utilisable. Mais c'est qu'on a eu l'élémentaire prudence – et l'élémentaire correction ! – d'y faire appel à des professionnels, poètes ou musiciens ...
Certains, là, me taxeront d'élitisme.
Ce reproche sera parfaitement fondé. Élitiste je suis, et bien décidé à le rester !
Mais à la manière de Jean Vilar postulant en 1947, à la création du Théâtre National Populaire « L'élitisme pour tous ! ». Seul le meilleur est digne des liturgies ! Il n'y aucune raison, autre que démagogique, de laisser l'hymnologie instiller dans les célébrations, et ressenties d'autant plus douloureusement qu'elles jouxtent des zones textuelles de haute qualité, des plages de régression et de vulgarité. Témoignant qui plus est, et c'est peut-être le corollaire le plus révoltant, d'un mépris d'autant plus pernicieux qu'inconscient envers les assemblées contraintes de régurgiter ces peu ragoûtantes bouillies !
Qu'on m'entende bien : je ne souhaite pas camper le chant dans le seul territoire des musiques « savantes », qui y ont toutefois, de par leur qualité, plein droit de cité. Quand Âme du Christ(*) s'approprie la Hatikvah, je suis, comme tout un chacun, sensible à la beauté plastique de la mélodie, et à la mélancolie poignante qui s'en dégage. Mais il ne faut faire aucune concession sur le niveau d'exigence des réf érents stylistiques qui articulent cette diversification, et donc posséder la formation nécessaire à leur évaluation. Pas de faux-fuyants possibles !
Mais qui ont la vie dure ! En quarante ans d'échanges parfois un peu crispés avec divers graphomanes, j'en ai regroupé de deux sortes :
« Ah, tu comprends, c'est vrai : je n'ai pas fait d'études, je ne suis pas allé au conservatoire ! Mais j'écris du fond de mon cœur ! ».
« Le cœur, ce viscère qui tient lieu de tout ! » s'irritait déjà Baudelaire. Ravel renchérissait, de son côté, en constatant que « Si les bons sentiments suffisaient à faire de la bonne musique, ça se saurait ! ». Si écrire avec son cœur aboutit à Chercher avec toi dans nos vies, je suis prêt à trouver des charmes à la sécheresse d'un adjudant de carrière prussien !
Variante du précédent : on m'a même prétendu, il y a une vingtaine d'années, écrire sous l'inspiration du Saint Esprit.
Je ne peux certes me prévaloir à demeure de relations aussi haut placées que mon interlocuteur d'alors, mais m'étonne, à la manière d'Umberto Eco s'amusant que les transes d'une célèbre visionnaire lui fassent évoquer la décoration d'une chapelle proche de sa résidence, que l'Esprit, lors, se révélât à ce point complaisant qu'il pût se mouler d'aussi bonne grâce dans le maigre bagage du plumitif en question. D'après mes souvenirs, il est rapporté qu'à la première Pentecôte, l'Esprit avait fait aux assistants sept dons qui avaient eu pour effet d'augmenter leurs compétences plutôt que de les réduire à l'illettrisme ! C'est fou ce que les temps changent...
L'hymnologie révèle, dans les dérives ci-avant dénoncées, une porosité entre l'art et l'entertainment qui procède d'une évolution sociétale et politique excédant largement les frontières du monde catholique. Pour autant, l'Église, si elle veut rester un lieu de réveil, ne devrait pas faire l'impasse sur la dimension artistique des chants liturgiques. Quand le sculpteur César a travaillé avec des poubelles, il a posé un geste de création en les compressant et en réarrangeant le résultat. Une poubelle, en son simple état, à moins d'avoir été signée par Andy Warhol, n'a aucune valeur artistique, et on ne devrait pas chanter sa foi ou la gloire de Dieu avec des poubelles.
(*) (probablement "O prends mon âme)
Alain Mabit fut professeur d'Écriture du XXème siècle au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et organiste titulaire du grand-orgue de l'Abbatiale Saint-Étienne de Caen.