Sursum corda

Un nouvel extrait de La musique à l'Eglise de Joseph d'Ortigue.
Tout y est dit sur la tentation démagogique. C'était en 1861 ...

J’ouvre la Revue de la Musique religieuse, de M.F. Danjoli, du mois d’avril 1846 (il y'a dix ans aujourd’hui) et j’y lis ce qui suit :

« Voyez ce qui se passe pendant le mois consacré spécialement à honorer la sainte Vierge. Les dames et demoiselles chrétiennes s’exercent avec une louable assiduité au chant des cantiques, les ecclésiastiques s'entourent de recueils en vogue, chaque soir nos églises retentissent de brillants concerts. Des mélodies tour à tour langoureuses et animées, des rythmes sautillants qui semblent provoquer le corps à des mouvements de danse ou de marche, des airs qui rappellent la musette des montagnes, des cantatrices qui imitent les virtuoses de l’Opéra, voilà ce qu’on entend en ce moment dans les principales paroisses. C’est un spectacle touchant, enivrant, plein de charmes et d attraits ; mais que ce soit là de l’art religieux et catholique, je le nie complètement. Il y’a, dans le langage simple et sublime de l’Église, deux mots qui doivent être la règle de l’inspiration dans l’art religieux : sursum corda, élevons nos cœurs… Il est impossible que l’homme, en présence de Dieu, s exprime, agisse, gesticule, pleure, rie, chante comme le ferait un acteur sur les planches du théâtre. »

On ne dira pas que nous allons exhumer d’un recueil obscur des critiques acerbes et violentes ; le ton dont ces observations sont faites est plein de mesure et de convenance. Est-ce la faute de l’auteur si, sous ces expressions si modérées, on sent percer une ironie pleine de tristesse ? Mais s’il y'a ici quelque chose d’épigrammatique, ce n'est pas le langage de l’écrivain, ce sont les faits allégués par lui. Il est constant que plusieurs curés de Paris, dans une pensée sincère d’édification, mais bien mal entendue, et pour attirer du monde, s’évertuent à transformer les exercices du mois de Marie en « brillants concerts, » en « spectacles touchants, enivrants, etc., où des cantatrices imitent les virtuoses de l’Opéra. » Il n'est que trop vrai que les exercices du mois de Marie, placés dans le mois de mai, qui, en « ramenant les fleurs, » ramène le goût de la promenade et des distractions extérieures ; que ces exercices, qui ont lieu le soir, à l’heure des théâtres, à l’heure où, entre les travaux de la journée et le repos de la nuit, les délassements et les plaisirs trouvent leur place, il n est que trop vrai qu’ils semblent faire concurrence aux lieux profanes où la foule se porte. Mais, au lieu de rivaliser avec les divertissements mondains, on se demande si, même sous le rapport de l’art, il n eût pas mieux valu attirer le monde par le contraste de cérémonies vraiment religieuses, par de beaux plains-chants gravement et dévotieusement exécutés, par d’imposants faux bourdons, par de simples et populaires cantiques, par des hymnes tels que le Magnificat, le Pange lingua, entonnés à l’unisson par la foule et alternant, verset par verset, avec les majestueuses harmonies de l’orgue. On aurait moins de monde, dit-on. Il est triste qu’on se méfie à ce point de la puissance de l’art religieux et de la religion elle-même. On nous dit à chaque instant que l’Église a été la mère et la nourrice du génie humain, qu’elle a inspiré les plus grands orateurs, les plus grands poëtes, les plus grands peintres, les plus grands musiciens, les plus grands artistes de tout genre, que les arts qui charment l’humanité sont nés à l’ombre du sanctuaire, et on nous cache les merveilles de cet art chrétien dans la crainte de mettre en fuite les populations, et l’on force cet art à abdiquer dans le lieu même qui fut son berceau ! On aurait moins de monde : eh bien soit ! Est-il donc si nécessaire d’avoir tant de monde, de remplir une église d’indifférents et de désœuvrés ? et pense-t-on tirer un grand argument en faveur des progrès de la foi dans les esprits de ce qu’une multitude de curieux ne donne préférence à l’église que parce qu’il est plus économique d’y payer une chaise que de prendre un billet à la porte d’un théâtre ? Vous voulez avoir du monde ? ayez d’abord les fidèles, les vrais croyants, les seuls qui accourent aux cérémonies purement religieuses, où le plain-chant domine ; ayez les fidèles, dont un grand nombre abandonnent le sanctuaire durant les exercices du mois de Marie, parce qu’ils n y sauraient prier ni s’y recueillir. Sachez dire aux autres :

Et vous qui vous plaisez aux folles passions
Qu’allument dans vos cœurs les vaines fictions,
Profanes amateurs de spectacles frivoles,
Dont l’oreille s’ennuie aux sons de mes paroles
Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité :
Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.

Racine ; la Piété, prologue d’Esther

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