Propos du Grincheux

Revue "La Petite Maîtrise" n°254 Juillet 1934

Je trouvais le Grincheux en train de se désopiler la rate : sur une table étaient étalés plusieurs volumes de la France musicale1, datant exactement d’un siècle ; dans l’un d’eux, il y avait (déjà !) un article contre la stupidité des textes de certains cantiques, et l’auteur donnait l’exemple de ce vers :

Le soleil s’obscurcit, la lune s’obscurçat (!)

A quoi je lui répliquai : c’est bien dommage que notre homme n’ait pas connu la coupure suivante :

Nourri de veau,
Nourri de veau,
Nourri de vos faveurs ( ! ! !)

En tout cela, l’ignorance le dispute à la bêtise, continua le Grincheux. Voici un compte rendu de la séance, paru dans le grand journal.

Il me tendit un papier que je lus avec stupeur ; il y était question de polyphonie grégorienne, puis d’une mademoiselle X… qui tenait les pianos d’accompagnement…

– Que voulez-vous, poursuivit le Grincheux, personne n’y connaît rien, ni le clergé, ni les fidèles, et personne ne veut essayer de faire ce que trois papes successifs ont demandé, puis imposé. Ne vous étonnez pas du résultat. Dégustez ceci, que je viens de recevoir.

Et me voilà à parcourir un Panis angelicus récemment publié par un éditeur auquel je ne ferai ici aucune réclame : fautes de prosodie d’un bout à l’autre, répétitions de paroles, point d’orgue final pour permettre au chanteur de « pousser » sa cadence, mélodie inexistante, rythme d’une effroyable indigence, harmonie plate, et mal écrite… Un papillon joint portait une mention alléchante : « Demandez l’édition de luxe avec violon » ! ! ! – Cela, trente ans après le Motu Proporio2

Et le Grincheux de fulminer : « Croyez-vous qu’on imprimerait des saletés pareilles, si on était sûr qu’elles ne se vendront pas ? Mais pour vous donner une idée de l’amour qu’on a pour la beauté du culte, voici une histoire qui n’est pas bien vieille. Vous savez qu’à Noël j’ai remplacé N… à St-K… Il avait la grippe. Je propose un programme pour la Messe de Minuit, et la seconde messe qui suit. Le vicaire chargé d’approuver, me dit : « Il y a assez de latin comme ça dans la première messe ; pour la seconde, mettez des paroles françaises ! » Il coule de source après cela qu’on signe béatement la musique de Faites-lui mes aveux3 à un mariage, ou Réponds à ma tendresse4, à une première communion, comme je l’ai moi-même entendu il n’y a pas si longtemps.

Tenez, j’ai été en pèlerinage à Long-pont. Ce jour-là, il y avait Pontifical – c’est-à-dire, au regard de la liturgie, une cérémonie d’un éclat exceptionnel. Un chœur excellent a parfaitement chanté le grégorien. Mais – au milieu de tant de choses sévères il faut bien se distraire un peu, avec une musique enlevante, de celle qui ne fait pas dormir, n’est-ce pas ? – le mauvais goût, qui ne désarme pas, et sur lequel veille jalousement l’ange de la désobéissance, affirmait son omniprésence par les éclats d’une clique5, qui, contrairement à toutes les défenses, a souillé le silence de l’Elévation. Et pour jouir plus complètement de cette horreur, on a supprimé le Benedictus. Eh bien de quoi croyez-vous qu’on a parlé dans le compte rendu de cette journée par les feuilles pieuses ? Uniquement de la clique. Le pontifical, le grégorien, qu’est-ce que c’est que ça, Soyons de notre temps, il s’agit de rigoler, de faire du pétard, et pour ça, la clique se pose un peu là !

Aussi bien, je causais un jour avec un premier vicaire d’une grande paroisse. Pour lui, le cantique représentait la forme supérieure de la musique d’église. Je lui objectai timidement que beaucoup de ces cantiques, et de ces musiques qu’il chérissait comme Minuit Chrétien, étaient dans le peuple l’objet constant de déformations du texte allant jusqu’à l’obscénité. « Et après, reprit-il avec emportement, si vous cassez les bras de la Vénus de Milo, elle n’en reste pas moins la Vénus de Milo… »

Il n’y a qu’à tirer l’échelle. (Au moins le grégorien est à l’abri de ces altérations ; Il est difficile de poser des phrases équivoques ou un texte graveleux sur un Kyrie ou un Gloria). On peut tout de même aller loin dans cette voie. Lisez cet article.

Et le Grincheux me tend une coupure du Courrier musical, où un spirituel rédacteur, ayant assisté à un office campagnard auquel une fanfare avait prêté son concours, s’étonnait de l’attitude digne et édifiante des exécutants, qui exprimaient avec sincérité, par leurs polkas, leurs valses, leurs pas redoublés, un sentiment religieux réel :

« C’est ici qu’apparaît le bienfait d’une règle. Avicenne6, parlant de la musique profane, écrit : « Nous devons rechercher ce qui est noble et précieux et non nous contenter de ce qui est suffisant ».

C’est un musulman qui parle ainsi, et ses coreligionnaires ont soin de faire valoir que la plupart des pièces de leur musique religieuse sont des chefs-d’œuvre de l’art. Allah est bien servi, et de la belle manière. Mais, n’est-ce pas, n’importe quelle camelote est assez bonne pour le Dieu des chrétiens …

Eugène Borrel (1876-1962), musicologue, ​​​​pour la revue La petite maîtrise.


(1) La France musicale wikipedia est une revue musicale hebdomadaire française fondée en 1837 à Paris par Jules Maurel et les frères Escudier, dirigée par Léon Escudier (1821-1881) et Marie Escudier (1809-1880). La publication prend pour nouveau titre La Musique en 18492 et paraît jusqu’en juillet 1870 sous des titres divers. Le chapitre III de Massimilla Doni d’Honoré de Balzac y fut publié en 1839, sous le titre Une représentation du Mosè in Egitto de Rossini à Venise, avec un préambule soulignant le rôle que Stendhal avait joué pour faire connaître le musicien Rossini en France.

(2) Motu Priprio wikipedia Inter pastoralis officii sollicitudinesInter pastoralis officii sollicitudines est un motu proprio de Pie X publié en 1903 sur la musique liturgique de l'Église catholique, surtout connu aussi par son titre en italien Tra le sollecitudini d'après ses premiers trois termes, ou motu proprio Tra le sollecitudini. Il s'agit de l'un des documents pontificaux les plus importants au regard des chants liturgiques dont le chant grégorien.

(3) Faites-lui mes aveux

 (4) Réponds à ma tendresse

(5) Clique : Ensemble des tambours et des clairons d'une musique militaire.

(6) Avicenne wikipedia Ibn Sina (en persan : ابن سینا), aussi connu en Occident sous le nom d'Avicenne (du latin médiéval Avicenna), est un philosophe et médecin, né le 7 août 980 près de Boukhara, dans l'actuel Ouzbékistan et mort en juin 1037 à Hamadan (Iran). Il est l'auteur d'ouvrages de référence en médecine et en philosophie, ainsi que de sciences voisines, comme l'astronomie, l'alchimie, et la psychologie rédigés en arabe classique.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :